Ecouter...
En
abordant le domaine de l'écoute musicale, et en particulier l'écoute musicale
domestique via un système haute-fidélité, j'ai bien conscience de toucher au
sujet qui constitue une sorte de tabou ultime. En effet, le commerce HIFI et
les pratiques audiophiles reposent sur une conception constituée d'un ensemble
plus ou moins cohérent de préjugés, de non dits et de fausses évidences, qui
ne sont jamais discutés, et qui sont partagés intuitivement
par le plus grand nombre. Car
tout le monde a naturellement un avis sur la question et dans
notre civilisation actuelle, que R. Debray qualifie de tout
à l'ego dans un calembour merveilleux de justesse, il peut s'avérer périlleux
de mettre en doute certaines de ces opinions. Lorsqu'on
doit dire que ces avis ne sont pas forcément fondés, et qu'en plus on
est amené à questionner nos capacités individuelles, cela
devient presque de la provocation.
Les documents qui suivent tentent très modestement de dissiper un peu ces ombres
tenaces en questionnant ce qui semble si évident pour montrer qu'en
réalité ça ne
l'est peut-être pas. J'assume totalement le fait que mes propos puissent remettre
en cause des idées bien implantées, que cela puisse être inconfortable, et que
j'ouvre ainsi une réelle possibilité de polémique. Pour ma défense, je me rangerai
derrière Gandhi "Ce n'est pas parce qu'une
erreur est partagée par tous que cela devient une vérité pour autant."
Introduction
J'ai longuement cherché afin de trouver une simple phrase
qui puisse résumer ce qui différencie l'analyse présentée ici des idées communément
admises. J'ai alors repensé à ce que disait le professeur E.Leipp en introduction des conférences
qu'il donnait : "Nous n'écoutons pas avec nos oreilles mais avec notre cerveau.",
et cette vérité fondamentale m'a donné une idée : je ne sais pas si
vous avez remarqué, mais dès qu'on aborde la question de l'écoute on a
sytématiquement droit à ce genre de schéma :
Le problème c'est que cette représentation n'est pas anodine et que, loin d'éclairer le sujet, elle participe d'une certaine confusion, tout comme le langage d'ailleurs, nous le verrons par la suite. Car ce qui est montré ici n'est que l'appareil auditif, c'est à dire seulement le capteur. Certes, s'il ne fonctionne pas correctement c'est handicapant puisqu'il est le premier élément dans la chaîne des fonctions qui permettent l'écoute. Mais il n'est pas le plus important! La preuve? Certaines personnes atteintes d'un déficit auditif rédhibitoire vont continuer à entendre de la Musique! Sevré d'informations auditives, leur cerveau va fabriquer des hallucinations musicales, et celles-ci peuvent être à la fois parfaitement fidèles, au point que les sujets sont d'abord persuadés d'entendre de la musique venant de l'extérieur, et extrêmement envahissantes. Cela ressemble un peu au phénomène du membre fantôme que l'on observe chez les amputés. C'est ainsi, l'appareil auditif ne fait pas l'écoute tout comme le micro ne fait pas l'enregistrement. Ils sont juste là pour capter et transmettre des informations. Et ce sont bien le cerveau d'un côté et l'ingénieur du son de l'autre qui sont les véritables responsables. C'est pourquoi l'image qui devrait symboliser l'écoute musicale est plutôt celle ci-dessous :
On
ne mesure pas bien de prime abord ce que ce simple changement de perspective
implique réellement. Mais dans le domaine de la haute-fidélité, si on veut bien
y prêter attention, c'est une véritable révolution susceptible de bousculer
toutes les pratiques habituelles. Car, comme le cerveau est le centre de l'écoute,
cela signifie que nos capacités crébrales vont être mobilisées et intéragir
: mémoire, capacités cognitives, mais aussi imaginaire, affect, etc. Et
ce n'est pas indifférent car nous n'utilisons pas tous ces
outils de la même façon. Autrement dit, la conception implicite qui
préside à l'immense majorité des pratiques audiophiles et qui peut se
résumer ainsi : "Comme tout le monde entend, tout le monde sait naturellement écouter."
est malheureusement fausse! On sait bien que, soumis au même stimulus sonore, les
avis divergent. Généralement, ces divergences sont interprêtées comme autant de manifestations
d'un goût individuel. Mais que se passerait-t-il si ces différences n'étaient
pas l'expression de preférences subjectives, mais plutôt celles de performances auditives dissemblables. Dérangeant pour notre petit ego, n'est-ce-pas?
Vous voulez une preuve de cette hétérogénéité? Mais si on veut bien y réfléchir nous l'avons tous
les jours sous les yeux... ou plutôt sous les oreilles : si tout le
monde savait naturellement
écouter, alors tout le monde chanterait parfaitement juste et en rythme
sous la douche. Et nous savons tous que ce n'est pas le cas,
malheureusement.
Que
se passe-t-il quand nous chantons? Voici une simple situation qui va
nous permettre de montrer combien l'écoute musicale est une activité crébrale extrêmement
complexe. Imaginez que l'on vous fournisse une simple note au piano
qu'on vous demande ensuite de reproduire en chantant. Entre le moment où vous avez
entendu la note - à moins que vous ne soyez déficient, vous avez parfaitement distingué les caractéristiques du
son émis - et celui où vous allez
tenter de la restituer, il y a eu un léger temps de silence. Ce qui signifie que vous avez dû mémoriser la note. Mieux encore, mentalement,
vous avez séparé la fréquence fondamentale qui vous indique la hauteur
de la note, des autres composantes du son, en particulier celles qui
signent le timbre du piano. De plus, si vous êtes rompu à la pratique
musicale, vous allez sans doute comparer intérieurement cette note en puisant
dans votre mémoire afin de la caractériser. Vous avez ainsi fabriqué une représentation mentale de la note à fournir. Mais une fois que vous avez commencé à emettre la note, le travail cérébral d'écoute n'est pas terminé car en temps réel vous allez comparer
la note émise et la représentation mentale que vous en avez afin d'ajuster la hauteur. Et si l'on produit à nouveau la note originelle
simultanément à votre production vocale, vous allez simultanément
corriger l'image mentale et le chant, s'ils en ont besoin.
Ainsi, si nous chantons faux,
ce n'est donc pas une question de technique vocale, puisqu'en réalité notre voix
est tout à fait capable de s'ajuster en hauteur ce qu'elle fait constamment quand nous parlons, mais bien une question
de de savoir écouter et donc d'activité cérébrale. Mais ce qui est essentiel ici, c'est qu'étant donné qu'il s'agit de capacités cognitives, cela signifie qu'il y a apprentissage. Ce qui est donc en jeu c'est la façon dont cet apprentissage s'effectue. Comme pour l'école, il est différent pour chacun, en fonction de nos caractéristiques personnelles et des expériences auxquelles nous sommes soumis.
Une conséquence assez étonnante de ce qui précède, réside dans le fait
que ce n'est pas forcément un professeur de chant, spécialiste de la
technique vocale mais peu au fait des techniques d'apprentissage cognitif, qui est
le plus compétent pour apprendre à chanter juste, puisque pour
atteindre cet objectif, il faut d'abord apprendre à écouter!
C'est pourquoi, à la lumière des explications fournies dans les
quelques documents accessibles ci-dessous, il me semble qu'il faut renvoyer dos à dos les audiophiles, et leur subjectivisme outrancier d'un côté, et les objectivistes de l'autre.
Les premiers se caractérisent par une conception outrageusement simplificatrice de l'écoute. Ils croient qu'un apprentissage intuitif par simple imprégnation est suffisant. Ils omettent, voire refusent, plus ou
moins consciemment toute dimension évaluative indispensable à un apprentissage maîtrisé. Ils ne peuvent donc échapper
dans leur pratique aux interférences de leur imaginaire et de leur affect, ce qui corromp
systématiquement leur perception. C'est pourquoi ils s'attribuent des performances
auditives qu'ils n'ont malheureusement pas - genre "les oreilles sont plus précises que des
instruments de mesure", aberration souvent répétée - et professent fréquemment des opinions de l'ordre de la pensée magique.
On soulignera au passage que cette sursignalisation du subjectif
propre à l'audiophilie s'accorde parfaitement aux processus de
(sur)consommation. J'ai plusieurs fois dénoncé cet aspect. Au moment où
l'avenir de nos sociétés est en question, ce n'est peut-être
pas un sujet anodin.
Les
seconds pensent qu'il suffit de soumettre instantanément un sujet
quelconque à un stimulus auditif inconnu pour avoir une idée exacte de
ses capacités auditives. Ils ne tiennent aucun compte du fonctionnement
réel de l'audition humaine, et des connaissances acquises dans le
domaine des sciences cognitives, en particulier tout ce qui concerne
les capacités d'apprentissage. C'est pourquoi, bien loin de défendre
une
position scientifique qu'ils ne cessent pourtant de revendiquer, ils la
caricaturent en un dogmatisme simplificateur, en refusant soigneusement
de questionner leur modèle. En effet, si les outils qu'ils utilisent,
comparaison en double aveugle, statistiques, ne sont pas en cause, les
protocoles évaluatifs mis en place ne tiennent aucun compte des
capacités d'apprentissage des sujets et conduisent donc à des résulats
erronés. L'exemple du MP3 est à ce titre exemplaire.
Les
uns et les autres se rejoignent finalement en ayant une
vision de l'audition réduite aux performances immédiates du système
perceptif, que ce soit en lui faisant une confiance aveugle pour les
uns, quand les autres dénient toute possibilité d'apprentissage.
La réalité est infiniment plus complexe
et c'est pourquoi j'ai essayé de proposer une autre
représentation. Les documents ci-dessous survolent simplement la
question, mais j'espère qu'ils susciteront votre intérêt et vous
donneront envie d'en apprendre plus par vous même.